Polgár : une méthode à suivre ?

Polgár : une méthode à suivre ?

« On ne naît pas génie, on le devient », telle est la maxime favorite de László Polgár, heureux papa de trois des joueuses d’échecs les plus primées au monde. Dans son ouvrage Cultivez le génie!, il a voulu démontrer que le génie est une chose acquise et non innée en expliquant que chaque nouveau-né a la capacité de devenir un surdoué. Si sa progéniture est sa meilleure publicité, le concept est loin de faire l’unanimité.

 

 

Une histoire de famille

Auteur de l’ouvrage Cultivez le génie! alors qu’il est encore célibataire et sans enfants, László Polgár y développe l’idée que «le génie est acquis, pas inné» et que c’est très tôt qu’il faut «entraîner» les enfants à devenir les génies que nous serions tous en puissance. Il épouse alors Klára, une enseignante originaire d’une enclave hungarophone en Ukraine, qui accepte d’expérimenter avec lui et de mettre en pratique ses théories. Ils auront trois filles, Zsuzsa, Zsófia et Judit, dont aucune ne fréquentera l’école communale. Elles seront toutes trois éduquées à la maison, où leur mère leur donnera les bases d'un enseignement général et où leur père entreprendra de leur enseigner les échecs. Le choix n’est pas anodin puisque László Polgár est passionné par ce jeu (il a écrit plusieurs ouvrages sur le sujet) sans être toutefois devenu un grand joueur. C’est donc à sa progéniture d’y parvenir… Il sacrifie alors son emploi de psychologue pour assurer l'éducation de ses trois filles qui consacrent en moyenne cinq à huit heures par jour à l’apprentissage de ce jeu. Membre du Parti communiste hongrois, László Polgár obtient facilement une dérogation pour l'éducation personnalisée de ses filles et la liberté de voyager à l'étranger afin de disputer des tournois.

Zsuzsa, Zsófia et Judit sont soumises au même «traitement» et toutes trois deviennent des championnes au niveau international. Susan, l’aînée (elle est née en 1969) remporte ainsi un championnat pour moins de 11 ans à l'âge de 4 ans et c’est âgée de 12 ans que Judit, la cadette, surnommée le «Mozart des échecs», s’installe à la première place du classement mondial féminin. Son père décide alors qu’il lui faut désormais affronter des hommes, estimant qu’elle n’a plus rien à prouver dans les compétitions féminines où règneront ses sœurs. «Concourir avec les dames n'a jamais représenté le moindre intérêt. J'ai appris de mes parents que l'intelligence n'est pas liée au sexe. Hélas, les activités relatives à la spéculation pure sont souvent colonisées par les hommes. La tradition pousse plus volontiers les petites filles vers la cuisine ou la nursery. Simple question d'éducation. Par chance, mon père m'a soustraite à cette condition préétablie», souligne Judit Polgár.

Le choix est payant puisqu’elle devient maître, championne du monde junior puis grand maître, ce qui correspond à l’aristocratie des échecs puisqu’on en compte quelque 350 dans le monde. Vivement critiquée par ses adversaires masculins et décriée dans l’univers des échecs, peu enclin à voir une femme accéder à un tel niveau mondial, elle a mis au point un jeu psychologique redoutable à travers un cérémonial soigneusement pensé par son père : «A Budapest, contre Boris Spassky, elle s'est présentée en robe d'un rose agressif et chaussures violettes. Sans cesse, elle rejetait ses longs cheveux en arrière, ajustait son siège et touchait chaque pièce de l'échiquier avant de choisir, en un éclair, une ouverture», note un observateur. Victorieuse du grand maître français d’origine russe, elle déclare alors : «Je serai championne du monde dans moins de deux ans!». Garry Kasparov, qui la qualifiait de « petit chien savant!» quelques années plus tôt, admet alors que Judit est l’une de ses «adversaires probables». La rencontre aura lieu en 1994, lors d’un match remporté par Kasparov que Judit affrontera de nouveau en 2002, à l’occasion d’un match flash qu’elle remportera.

Ajoutons à cela que Judit pratique le ping-pong et le karaté et qu’elle parle quatre langues en plus du hongrois (l’anglais, le russe, l’espagnol et l’espéranto), un domaine où sa sœur Zsuzsa la surpasse puisqu’elle maîtrise également l’allemand, le français et l’hébreu.

De la fabrication des génies

Cette expérience cherche à démontrer que chaque nouveau né a la capacité cérébrale de devenir un génie – une personne exceptionnellement intelligente –, non pas grâce a des aptitudes innées mais en apprenant et en pratiquant dès le plus jeune âge un entraînement intellectuel important. Cela n’est pas sans rappeler les «usines à champions», ces entraînements sportifs intensifs et précoces, et l’exemple de Polgár n’est par ailleurs pas éloigné de la méthode employée par Richard Williams, le père des championnes de tennis Venus et Serena. Mais ces exemples médiatisés ne sont-ils pas la face cachée d’un iceberg d’expériences moins abouties voire d’échecs probants ?

Autre approche, autre système : les talents précoces sont en effet l’objet d’une véritable «chasse» dans certains pays, comme les Etats-Unis, où des tests et autres observations permettent de déceler les enfants aptes à suivre un enseignement avancé. «Cette chasse au talent part de l'hypothèse que les aptitudes sont innées, qu'elles peuvent être diagnostiquées avec précision et que cela vaut la peine de les cultiver», souligne un article paru à ce sujet dans The Economist qui poursuit ainsi : «On juge que les actions pouvant influer sur ces aptitudes innées doivent intervenir avant la naissance ou durant les deux premières années de la vie. D'où l'engouement pour les «aides à l'apprentissage» comme les vidéos pour les nouveau-nés et les whale sounds (bruits de baleine) sur bande magnétique qu'une femme enceinte peut s'appliquer sur le ventre». On peut tout exagérer…

Dans d’autres pays comme la Grande-Bretagne, où règne pourtant un sentiment plus égalitaire, l’on croit également à l'existence de talents innés. Ainsi, en 2002, cherchant à aider les bons élèves tout en maintenant l'interdiction de l'usage des tests d'aptitude dans les écoles d'Etat, le gouvernement a-t-il créé la National Academy for Gifted and Talented Youth. Au Japon en revanche, on considère généralement que les enfants naissent avec les mêmes aptitudes naturelles et tous reçoivent donc le même enseignement jusqu'à la fin de leur scolarité obligatoire.

Mais si peu d’études ont cherché à comparer les différents systèmes, force est de constater que les performances des élèves les plus doués dépendent de facteurs souvent extérieurs à l’intervention de l’Etat. Ainsi en Grande-Bretagne où l'enseignement public n'est pas sélectif en théorie, les parents de la classe moyenne cherchent-ils à s'installer à proximité des meilleures écoles. Quant aux Japonais qui nourrissent de l'ambition pour leurs enfants, «ils ont fait des cours de soutien un business florissant», relève encore The Economist.

Alors, aptitudes innées ou acquises? La question est peut-être moins scientifique que philosophique voire politique. Mais le succès est-il vraiment la seule finalité d’une éducation réussie ? A méditer…

Frédérique Lemerre

Catégorie