Longévité
Échos de la francophonie
La chronique de Dénes Baracs
Si le français n’était pas son fort – dans une famille de petits bourgeois de Budapest c’était plutôt l’allemand que l’on devait maîtriser – la langue de Molière a pourtant bien servi mon père quand il fut en poste à Casablanca en qualité de conseiller commercial dans les années 1960. Maintenant, alors qu’il nous a quitté à l’âge vénérable de 99 ans, je fouille ses mémoires tardives. Il les a rédigées ces dernières années, pour combler le temps après la mort de sa dernière femme, qu’il a épousée alors qu’il n’avait que 83 ans. Plus tard, quand on lui posa la question «Qu’est-ce qu’il souhaiterait si un fée pouvait réaliser ses rêves?», il répondit: «Revenir à mes 85 ans».
Eh bien, l’année passée, l’une de ses amies – il était toujours entouré de dames intelligentes et pleines de charme – lui a posé une question à laquelle il était en fait impossible de répondre: «Comment expliquer que Dieu lui ait donné, justement à lui, une si longue vie?» Après avoir médité quelques mois sur la réponse à donner, il a rédigé une lettre que je voudrais partager partiellement avec mes lecteurs, dans l’espoir que les réflexions de ce monsieur “au sourire si doux” (Victor Hugo me pardonnera ce plagiat, mais c’est la vérité) pourraient leur être utiles.
Durant sa longue vie, il a connu beaucoup de succès mais aussi des échecs, qu’ils a su surmonter. (Il a souvent remarqué que certains de ses échecs appa-rents avaient amorcé de façon imprévisible certains des tournants favorables de sa vie: il ne faut jamais perdre espoir). J’ai trouvé les recettes de sa longévité (l’un de ses plus grands succès) dans son ordinateur, qu’il avait acheté sur mon conseil à 93 ans. D’abord ce fut son grand-fils qui devait y taper ce qu’il lui dictait puis, plus tard, avec l’aide d’une jeune institutrice, il a maîtrisé les connaissances élémentaires nécéssaires à l’utilisation du PC et du web. Par conséquence, je pus sauver sur un DVD (quel progrès!) tout qu’il avait rédigé entretemps, évoquant les vicissitudes qu’il avait rencontré durant ces derniers cent ans – un siècle terrible mais dans lequel, malgré tous les obstacles, il a réussi sa vie.
Dans la lettre qu’il a adressé à cette dame, il a d’abord tenu à préciser modestement qu’il n’était pas le seul à avoir atteint un tel âge, il y avaient encore quelques 400 autres Hongrois dans la même situation. Il est vrai, a-t-il remarqué moins modestement, pas tous capables comme lui de garder leur capacité de penser, d’agir et de vivre une vie utile et heureuse. Et il était particulièrement fier d’avoir réussi à réorienter et réorganiser son existence après être resté seul dans sa dixième décennie.
Bien sûr, je dois ici commencer avec le facteur qui est tout aussi indispensable qu’évident: la bonne fortune, la chance tout court. Surtout dans cette partie de l’Europe et dans ces temps, dans lesquels pour survivre on devait éviter les ravages de deux guerres mondiales et les pièges des politiques toujours changeantes et dangereuses. Il mentionne cet élément, mais seulement plus tard.
Mon père évoque d’abord les différents facteurs de sa longévité dans l’ordre dans lequel il les a trouvés chez un philosophe classique. Le bon physique, il l’a hérité de ses pa-rents, d’autant qu’il a passé les quatre premières années – décisives – de sa vie dans la dernière période de paix de la Monarchie austro-hongroise. La bonne éducation physique: mon grand-père a envoyé du front des instructions à ma grande-mère: «Gyurika a besoin de beaucoup de mouvement, laissez-le courir!». Le bon mariage: «J’ai surpassé la norme, avec quatre mariages». Le bon sommeil. Au débût de son séjour de Maroc il s’endormait difficilement, un docteur français lui a alors préscrit un somnifère et un tranquillisant, résolvant ainsi son problème pour le demi-siècle suivant. (Je ne sais pas si c’est un bon conseil – demandez conseil à votre médecin ou pharmacien…) Et encore: préférer l’air libre, voyager autant que possible (il a exercé dans le commerce extérieur et a adoré Rabat et Paris), propreté physique, nutrition correcte, traitement jamais tardif des différentes maladies inévitables (bon choix des docteurs…) Tout cela, entre autres, suit la recette de l’ancien philosophe.
En parlant ensuite de sa formation intellectuelle, mon père évoqua combien il avait apprécié l’ingéniosité de mon grand-père qui, durant la canicule, avait refroidi sa chambre avec des chiffons humides: il en a tiré la conclusion qu’il faut toujours s’aider et chercher des solutions. Il a admiré les ruses da ma grande-mère, grâce auxquelles elle a toujours su rester une dame, même dans la pauvreté. Il faut ignorer les interdictions, nous conseille encore mon père qui, grâce à cette qualité, a évité beaucop des pièges de son siècle. Il a appris sa logique de son professeur de mathémathiques, la recherche de la tranquillité, de l’essence des choses d’une pé-diatre célèbre: des qualités importantes. Comme l’amie qui l’interpella était l’une de ses partenaires de bridge, mon père n’évoqua pas explicitement ce jeu dans sa lettre, mais cette passion – dans le bon sens du terme – appartenait, à ses yeux, à l’essence des choses. Excellent joueur, il trouva et procura à ses partenaires dans cet art beaucoup de plaisir jusqu’à ces derniers jours.
Et c’est seulement après ces autres facteurs que mon père évoqua la chance. «Je suis un homme qui a eu de la chance, mais pas par hasard. Chacun est l’artisan de sa chance – bien sûr, la pierre qui tombe sur la tête appartient à un autre chapitre». Et encore: «Le cerveau n’est pas tout, en plus on a besoin de bonnes décisions pour réussir sa vie».
C’est l’un de ces secrets dont on découvre parfois le résultat seulement après coup. (Si nous avons, malgré tout… de la chance).
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