Le psychodrame, Marx et la Tribu
Portrait de Ferenc Mérei
S’il est un livre que tous les petits hongrois ont eu entre les mains, c’est bien Ablak-Zsiráf, le plus célèbre des abécédaires pour enfants, écrit par Ferenc Mérei et Agnes Binét. Mais qui était Ferenc Mérei?
Le centenaire de sa naissance, qui a donné lieu à de nombreuses commémorations à Budapest, est une occasion de découvrir ce psychologue et pédagogue hongrois, un personnage à la fois complexe et attachant, à l’image d’une société hongroise en prise avec son histoire mouvementée. Ses filles, Eszter, Anna et Zsuzsanna, l’une de ses disciples, Ildikó Erdélyi, et un psychologue qui l’a bien connu, Ferenc Erôs, ont bien voulu évoquer cette personnalité particulière qui a cherché toute sa vie à défendre la liberté individuelle à travers son travail et ses idéaux politiques.
Trois maîtres à penser
Comme l’explique Ferenc Erôs, Ferenc Mérei (1909-1986) sera influencé par trois grands penseurs de la psychologie humaine: Henri Wallon, Kurt Lewin et Jacob Moreno. De leur fréquentation, il forgera ses propres idées de psychologue et pédagogue mais aussi ses visions politiques qui, sa vie durant, nourriront son travail et sa façon d’être.
Mérei découvre Henri Wallon à la Sorbonne entre 1931 et 1935. Il a pris le chemin de la France en raison des lois anti-juives instaurées en Hongrie (le “numerus clausus”). De plus, en tant que jeune gauchiste avant-gardiste, Paris est un lieu très attrayant. Il s’inscrit donc à la Sorbonne où il entame des études de littérature, de philosophie et d’économie sans trop savoir à quel domaine se consacrer. «Il était jeune, romantique et ignorait encore combien il était un grand intellectuel. C’est finalement en psychologie qu’il aboutit presque par hasard, aux cours de Henri Wallon. Il y rencontrera René Zazzo (1910-1995), qui deviendra également un grand psychologue, par ailleurs marxiste», précise Zsuzsanna. Parallèlement aux cours, il participe au travail du mouvement communiste de la section hongroise du parti communiste français et y radicalise ses idées. Henri Wallon travaille au changement du système éducatif. C’est un sujet sur lequel Mérei travaillera également, de retour dans son pays, avant et après la guerre, en tant que spécialiste de l’éducation. Il sera nommé directeur de l’Institut national de pédagogie en 1948 et recevra l’année suivante le prix le plus prestigieux de l’Etat hongrois, le prix Kossuth, pour ses réformes. Mais «en mars 1950, le Bureau central (Központi Vezetôség) lance une enquête contre les intellectuels au sein du parti, dont la première cible est Mérei. Du jour au lendemain, il est renvoyé, exclu et privé de toute fonction, punition toutefois relativement douce à cette époque», écrit l’historien Zsolt K. Horváth. Il ne sera réhabilité qu’en 1956.
Mérei a en outre participé à l’instauration des huit premières classes obligatoires pour tous, et non plus six comme autrefois. Il voulait transformer la société par l’accès à l’éducation. Autrement dit, se libérer du système autrichien qui ne permettait qu’à l’élite d’accéder au lycée et aux études supérieures. Il voulait libérer la société des “idées bourgeoises”. «Mérei était un communiste radical qui croyait en cette idéologie, tout comme Wallon. Il a été l’un des pères spirituels du Nékosz, ce qu’on peut traduire par «collège populaire». Il s’agit d’un mouvement spontané qui consistait à aider les provinciaux à s’émanciper. L’idée était de former une nouvelle intelligentsia. Le Parti communiste voulait avoir son élite. Cette transformation sociale a eu lieu de manière très rapide, et même violente. De grands dirigeants sont sortis de là», rappelle Ferenc Erôs.
La deuxième figure importante pour Mérei est Kurt Lewin, qui l’amènera à réfléchir sur les notions de “leadership” et de groupe. Cette problématique est centrale dans sa pensée. «Mérei s’interrogeait sur le problème suivant: comment un chef devient-il un chef? Quelle est sa responsabilité dans les événements? Il s’est demandé en fait comment les Juifs avaient accepté le sort qu’on leur avait réservé durant la guerre. Il a fait de nombreuses recherches dans les pays d’Europe et aux Etats-Unis. Il en a écrit un livre, devenu depuis une lecture obligatoire à la faculté de psychologie. La dynamique de groupe est un sujet sur lequel il a beaucoup travaillé, en particulier dans le psychodrame qu’il a pratiqué à partir des années 1970 jusqu’à la fin de sa vie», précise Ildikó Erdélyi.
Avec Jacob Moreno, il découvre le psychodrame, forme de thérapie utilisant la théâtralisation dramatique au moyen de scénarios improvisés et permettant la mise en scène de névroses, et la sociométrie. «La sociométrie est une méthode sociologique qui consiste à mesurer l’attachement qui existe entre les membres d’un groupe, et d’en déduire différentes structures. A ce propos Mérei écrira un ouvrage intitulé Les réseaux cachés».
La Tribu
Mérei lui-même fait partie d’un groupe d’avant-garde connu sous le nom «La Tribu», qui existe depuis les années 1930 et qui va perdurer jusqu’à la mort des ses participants dans les années 1970. Il s’agit d’un groupe d’intellectuels à Budapest qui se réunit régulièrement dans des appartements ou des cafés pour s’exprimer et essayer d’agir sous la dictature. Ces jeunes gauchistes issus de familles juives rejettent la vie traditionnelle et recherchent un modèle de vie plus libre. «Dans le cas de Mérei, l’expérience gauchiste peut être comprise en même temps comme un détachement de la communauté juive traditionnelle: son arrière grand-père, Mór Mellinger, était président de la communauté juive à Esztergom, ville d’origine de sa famille. Le projet esthétique de l’avant-garde lui a donné le langage de sa “révolte personnelle”, tandis que le communisme lui en a donné la téléologie», écrit Zsolt K. Horváth. «Le groupe se développe autour de Ferenc Mérei et du peintre Endre Bálint (1914-1986). Mérei sera, pour cette raison, surveillé et mis sur écoute toute sa vie», précise Ferenc Erôs. Mérei passera quatre ans et demi en prison pour ces activités que ses détracteurs qualifieront de «crime organisé contre la République populaire» pendant et après la révolution de 1956. Deux autres intellectuels importants, István Bibó et Árpád Göncz, arrêtés pour d’autres raisons, se lieront d’amitié avec Mérei pendant leur séjour en prison. De cette expérience, Mérei rédigera, en secret et sur du papier hygiénique, son Journal psychologique qui sera publié fin 1970 en quatre volumes. Eszter Mérei, sa fille aînée, raconte comment il a survécu à ces années d’enfermement grâce au travail: «A un moment donné, il avait le droit de recevoir des livres. C’est dans leur couverture intérieure qu’il cachait ses écrits qu’il nous renvoyait ainsi par morceaux. Il a aussi créé une école pour les droits communs, et commencé un dictionnaire sur la langue tsigane à l’aide des nombreux détenus Tsiganes. Il a même entretenu une correspondance avec Imre Hermann. A un moment il a été très malade. Ses camarades l’ont soigné et sauvé. Mais c’était un damné du travail». Arrêté en 1958 pour dix ans, il sera libéré lors d’une amnistie générale en 1963. «A la question d’un ancien ami lui demandant pourquoi il était devenu un communiste doctrinaire, alors que ses expériences auraient dû le prédestiner à rester avec ses anciens camarades, Mérei expliqua ainsi son choix du Parti communiste alors que tous ses amis avaient opté pour les sociaux-démocrates: « Pourquoi choisir un marchand couleur s’il y a une firme mondiale? Moi, j’ai choisi cette firme mondiale; sans cela, on aurait dû tous mourir à Auschwitz. Cette constatation est indispensable pour que mon caractère doctrinaire puisse être compris», souligne Zsolt K. Horváth.
La question du groupe et du social est par conséquent fondamentale chez Mérei, comme le constate Zsuzsanna Mérei: «Mon père disait souvent: on ne se connaît vraiment que dans les situations difficiles. Je peux penser n’importe quoi de moi parce que la plupart du temps la pensée ne colle pas à la réalité. Mais dans un jeu de groupe, on crée une situation dans laquelle on se révèle. Par exemple, imaginons que l'on soit sur un bateau qui va couler: soit on est saisi de panique, soit on cherche à s'entraider, soit encore on cherche à sauver tout le monde tout seul. Il y a mille manières de réagir mais il y a une vérité qui ne peut être révélée que dans la situation concrète d'un groupe donné».
Le «magicien»
Si Mérei a subi des influences, il a lui-même été un homme très charismatique dans son pays, auprès de ses collègues et plus tard auprès de ses étudiants. Sa fille cadette, Zsuzsanna Mérei, elle-même psychodramatiste et psychothérapeute, le compare à Françoise Dolto dans le sens où il savait communiquer : «Mon père était avant tout un grand pédagogue. Il n’était pas psychanalyste. Il était dans le social et son approche était celle d’un professeur. Il avait le génie de la communication. Il était en quelque sorte le “Dolto” hongrois. Pendant une courte période de sa vie, il a travaillé à la radio et à la télévision et a eu beaucoup d’auditeurs. Il avait le don de parler d’une manière simple et claire des choses compliquées, en y mettant sa personnalité. Il ne pouvait pas être neutre. Il était plus pédagogue que psychologue. En fait, il savait tisser un lien avec l’autre et l’entraîner dans ses idées. Il avait des phrases comme: « Il faut aimer la vie» ou «Il ne faut pas forcément être toujours gagnant». Ces phrases sont en réalité comme des icebergs. Il y a toute une richesse cachée qu’il faut trouver. Par exemple pour la deuxième phrase, comprenez qu’il est possible de ne pas toujours choisir ce qui rapporte un bénéfice. Son rôle a été central car il était en contact avec de nombreux groupes. C’est pourquoi il était important. Il était fédérateur.».
Après la Tribu, dont des textes étaient publiés en samizdat, Mérei va se consacrer à la formation de ses étudiants en fondant le Groupe A (avec Ferenc Szakács, Magda Barcy, Zsóka Farkas, Ilona Fonyó, Anna Gádor) et le Groupe «Atelier» (avec Klára Ajkay, Emôke Bagdy, Emôke Dobos, Ildikó Erdélyi, Ferenc Falus, Péter Forgács, Gyula Kapusi, András Pajor). « J’adorais bavarder avec Mérei. Le travail qu’il faisait avec notre groupe était très intéressant. On se retrouvait tous les mardis soirs chez lui pour travailler sur le psychodrame et étudier différentes méthodes de psychothérapie. Avec Mérei nous avons travaillé sur plusieurs domaines. Nous faisions par exemple des recherches sur les valeurs sociales à partir de textes littéraires, de récits, ou d’œuvres d’art» se souvient Ildikó Erdélyi.
Avant la guerre il travaille dans une école avec le psychanalyste Lipót Szondi (1893-1986) et y rencontre Vera, sa future femme. «Le jour où la seconde guerre mondiale a éclaté, le 1er septembre 1939, nos parents se trouvaient à Zurich chez des amis. Ils revenaient de leur voyage de noces. Ces derniers ont supplié mon père de rester en Suisse. Mais il n’en était pas question pour lui. Il leur a répondu: «C’est là-bas que j’ai à faire.» A cette époque, les Juifs hongrois ne pouvaient pas imaginer qu’il leur arriverait quoi que ce soit. Depuis le milieu du XIXe, ils s’étaient assimilés, avaient magyarisé leur nom. Ils se sentaient Hongrois à part entière. Or ils ne l’étaient pas…» explique Eszter Mérei. De retour dans son pays, Mérei est envoyé au service de travail obligatoire (munkaszolgálat) introduit en 1942 en Hongrie pour tous les hommes. Mérei est envoyé en Ukraine. «Certains avaient été amenés autour de Budapest ou en Transylvanie, mais la majorité avait été transportée en Ukraine, sur le front où ils devaient travailler, encadrés par des soldats hongrois qui souvent étaient atroces». Mérei parvient à s’évader en 1944 et devient officier de l’Armée rouge. De retour en Hongrie, il travaille un moment auprès du quotidien Igaz Szó, journal officiel de la Division politique de l’Armée rouge. Après la guerre il s’occupe de réformes du système scolaire, mais très rapidement il est renvoyé et interdit de travail entre 1950 et 1956. Il vit alors de traductions qu’il ne peut signer de son nom et pour lesquelles il est très peu payé. A sa sortie de prison, il obtient enfin un poste à l’institut national de psychiatrie sur Hûvösvölgy, dans un petit groupe de diagnostic. C’est là que Mérei travaille à la standardisation du test de Rorschach. Il est cependant resté un grand amateur de littérature. Lors de colloques organisés avec le psycho-sociologue français Serge Moscovici par Ildikó Erdélyi à Paris et à Budapest, Mérei apprécie tout particulièrement les échanges avec les écrivains comme Péter Nádas, Miklós Mészöly, les artistes et les musiciens présents. A la fin de sa vie Mérei donnera quelques cours sur Kafka. Mais il aura surtout transmis son savoir du psychodrame et sa joie de vivre aux étudiants qui venaient chez lui.
Bibliographie:
Citation de l’article de Zsolt K. Horváth, L’extension du domaine de la vie privée. Ferenc Mérei et le groupe «Tribu» à Budapest, 1950-1956, Histoire@Politique. Politique, culture, société, N°7, janvier-avril 2009
Mérei, élet-mû, livre sur Mérei présenté à travers une série d’articles dont un de Ferenc Erôs
Ildikó Erdélyi, Le psychodrame de Mérei
Film d’Anna Mérei, Kiigazított beszélgetés Mérei Ferenccel
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