Éclectique et radical

Éclectique et radical

Architecture, politique, cinéma. La personnalité de László Rajk ne saurait se réduire à l’un ou l’autre de ses engagements. Ajoutez-y une histoire familiale éloquente et la transition démocratique qu’a connu la Hongrie il y a 20 ans. Résultat : des strates colorées et des lignes de fuites éparses, à l’image de son architecture. Mais qui êtes-vous, Monsieur Rajk?

«Comment peut-on définir votre architecture?» La question, fausement naïve, le fait sourire. C’est un bon début.

L’une des réalisations peut-être les plus emblématiques de László Rajk, le marché Lehel, dans le XIIIe arrondissement de Budapest, ne laisse pas indifférent. Cet immense navire aux couleurs franches, parsemé de lignes obliques et ponctué de courbes ou d’angles saillants, est incontestablement un geste architectural fort. Bien que respecté par ses paires, son approche architecturale n’a que peu d’adeptes parmi les architectes hongrois. «Tous mes collègues la déteste. Mais ça n’est pas grave. Je suis content… probablement à cause de cela ». Toutefois, un détail qui ne trompe pas : les vendeurs qui tiennent des stands et boutiques dans ce marché en sont très satisfaits. Sans doute d’une part parce qu’il s’agit d’un bâtiment très fonctionnel, mais aussi parce que chacun a pu déterminer le design de son propre espace. «Je n’ai conçu aucun design d’intérieur. Non pas qu’il faille faire n’importe quoi dedans, mais le bâtiment est si fort que cela aide : il y a une addition de valeurs. J’ai donc validé et coordonné techniquement tous les designs choisis par les vendeurs, mais il s’agit de leurs goûts. C’est pourquoi ce marché est si coloré, il n’y a pas un magasin identique».

Or cette démarche est essentielle pour comprendre et appréhender la richesse de l’univers visuel de László Rajk depuis ses débuts, à l’aube des années 1980. C’est à cette époque qu’il découvre le constructivisme russe. «Nous étions toujours derrière le rideau de fer mais il est intéressant de constater que les Français, les Hollandais, etc. découvraient ce courant à peu près en même temps que nous. Pour contrebalancer l’architecture postmoderne et kitsch, il y avait une tendance naturelle à se diriger vers le constructivisme russe, une parenthèse qui n’a duré que 10 ans mais qui était extrêmement forte et importante. Il n’y a eu aucune continuité immédiate, sauf avec les déconstructivistes, soit 70 ans après !».

Déconstructivisme, bricolage et ratatouille

Déconstructivisme. Le mot est lancé. Toutefois, pour lui, « le déconstructivisme n’est pas un style mais une méthode ». Et il qualifie son approche personnelle de ce mouvement de « moins sérieuse, d’un peu plus gaie je crois». Il revendique en effet un cheminement non pas exclusivement théorique mais basé sur l’univers visuel de la Hongrie socialiste. «Ces quarante ans de socialisme ne représente pas seulement une dégradation de notre monde visuel. Il existait des valeurs de goûts, de méthodes mais aussi des créations et des découvertes. Le bricolage en est une et c’est même un élément extrêmement fort en Europe de l’Est, à cause des difficultés économiques. D’un côté, c’est perçu comme quelque chose de négatif, mais il y a une dimension très positive dans cette approche, qu’on pourrait même qualifier aujourd’hui d’intellectuelle ». Interaction, participation, la notion de bricolage introduit en outre une autre échelle de valeur et une part d’initiative individuelle qu’il oppose à l’idée de l’architecte tout puissant à laquelle il ne croit pas. « Si je n’ai pas la possibilité d’avoir recourts à 300 vendeurs qui réféléchissent à un design, j’essaye d’imiter cette “ratatouille” d’architecture». « J’aime beaucoup l’idée qu’un bâtiment change avec le temps. Je ne pense pas qu’il faille conserver les choses telles que je les ai imaginées et bâties : c’est un objet public que tout le monde peut changer ». Il cite l’exemple de Notre-Dame, que l’architecte n’avait sans doute pas pensée telle qu’on la connaît aujourd’hui : ces ajouts successifs sont ainsi devenus organiques avec le bâtiment.

Il évoque aussi l’immense scandale qu’avait représenté la décision de Malraux de nettoyer Notre-Dame. « C’est une grande question d’éliminer les traces du temps et de l’histoire et c’est un débat très intéressant : le temps et l’architecture. C’est même le débat le plus philosophique en architecture ».

Moins philosophique peut-être, mais tout aussi essentiel, le débat sur les liaisons dangeureuses entre le politique et l’architecture en Hongrie le laisse perplexe. Pour lui, les médias hongrois, qui se font le relais d’une critique systématiquement négative, ont une importante part de responsabilité dans cette succession de scandales et d’attaques incessantes que les architectes et les décideurs ont à subir.

« L’architecture est devenue un étendard de la vie politique. Et de ce point de vue, de nombreuses options sont possibles : construire des logements sociaux, opter pour des choix plutôt urbanistiques ou des gestes architecturaux forts. C’est le cas un peu partout en Europe : en France avec Beaubourg ou le quai Branly, à Prague avec la maison dansante de Ghery, un choix de Václav Havel, mais aussi à Barcelone, St Pertersbourg, etc. mais pas en Hongrie. Mon explication à cela est certes un peu cynique, mais sans doute vraie : en Hongrie quelqu’un peu chuter, politiquement parlant, pour un projet immobilier. Demszky, Bálint Magyar, et même Orbán, tous ont été attaqués sur des projets immobiliers. Or si on attaque systématiquement les hommes politiques à ce sujet, ils deviennent effrayés par l’architecture. Tous les projets importants de ces dernières années, que cela soit le quartier gouvernemental, Westend ou le Közraktarak, ont été attaqué. C’est une tendance récurrente en Hongrie : les médias y voient toujours l’occasion de créer des scandales, et je ne connais pas vraiment les raisons à cela».

A propos des débats actuels autour du projet d’extension du musée des Beaux-Arts, il souligne : « Je n’ai lu aucun article, aucun éditorial qui faisait état d’une opinion réellement personnelle des journalistes à ce sujet. Ce sont toujours des reportages, des interviews, et c’est toujours négatif d’une manière ou d’une autre : soit contre la construction, soit contre ceux qui s’y opposent. Et il y a toujours un élément de boulevard. Or cette appropriation du débat pourrait être faite dans un sens positif. C’était le cas avec la construction de Potsdamer Platz à Berlin. Ce n’est pas un projet très important architecturallement parlant mais il va rentrer dans l’histoire de l’architecture car c’est le plus grand investissement de ces dix dernières années. Et c’est un geste : au lieu de faire de l’architecture sociale à Berlin Est, ils ont choisi de faire quelque chose de représentatif. C’était très risqué mais les médias ont sucité l’intérêt pour ce projet. Pareil pour la reconstruction du Fenice à Venise, personne n’a parlé des histoires de corruption, l’important c’était le bâtiment. Le rôle des médias en général n’est donc pas fondammentalement contre la nouveauté. On peut donc dire qu’en Hongrie, d’une part les politiques ont peur de l’architecture et d’autre part, les médias ont leur part de responsabi-lité».

Responsabilité et engagement

Il serait difficile, pour présenter László Rajk, de faire l’économie d’un détour par le passé et par son histoire familiale. Son père, László Rajk (1909-1949), était un célèbre leader communiste. Ancien combattant de la guerre civile espagnole, il est interné dans un camps de réfugié en France avant de pouvoir regagner la Hongrie en 1941. Il devient premier secrétaire du parti communiste, alors clandestin, et séjourne régulièrement en prison. Après la guerre, il est ministre de l’Intérieur, puis des Affaires Etrangères, dans le gouvernement communiste de Rákosi, avant de devenir, en 1948, l’une des premières victimes des grands procès anti-titistes. C’est János Kádár en personne, son ancien ami et le parrain de son fils, qui mène les interrogatoires lors de son arrestation. Exécuté en 1949, il ne sera réhabilité qu’en mai 1956. Ses funerailles officielles, le 6 octobre, précèdent de quelques jours le début de l’insurrection. De son côté, László Rajk “Junior”, qui n’a pour ainsi dire pas connu son père, est exilé en Roumanie avec sa mère, les membres du “groupe d’Imre Nagy” ainsi que leurs familles. Âgé de 9 ans lorsqu’il regagne la Hongrie, ce n’est donc que quelques années plus tard qu’il deviendra cette fameuse “épine dans le pied de Kádár” qu’évoque Duncan Shiels dans son livre consacré aux frères Rajk.

Il participe à la vie culturelle et à l’avant-garde des années 1980. A ce titre, explique-t-il, la dissidence culturelle était « quelque chose de classique et naturelle ». « Naturellement, dans les pays soviétiques, il y avait une part de risque. Celle-ci était extrêment forte en URSS, moins en Pologne et naturellement encore moins en Hongrie. Certes, nous avons tous perdu notre travail ou étions contraints d’accepter des emplois peu intellectuels, mais en échange nous étions libres, ce qui n’a pas de prix». Il travaille alors en tant que charpentier avant d’être employé dans une grande entreprise d’Etat qui construisait des usines. Des expériences qui se sont avérées très utiles à sa formation. Au milieu des années 1970, il part étudier l’architecture au Canada et découvre Montréal, « une ville extrêment vivante et cosmopolite ». De retour en Hongrie, il participe à l’édition de Samizdats au début des années 1980 : « On a comencé avec des manuscrits tapés à la machine avant de les imprimer. Le nombre d’exemplaire a alors augmenté radicalement et le changement de technique s’est doublé d’un changement mental, on est passé à un autre niveau de contenu et de provocation vis à vis du régime ». Textes politiques, littérature, ils publient George Orwell, Arthur Koestler, Milan Kundera. « C’était une équipe très petite mais avec une vraie stratégie de marché ».

En 1988, il est l’un des co-fondateurs, avec Gábor Demsky, du SZDSZ (Alliance des Démocrates Libres), parti qu’il a quitté en 2009 après l’avoir représenté au Parlement entre 1990 et 1996. « A l’occasion du changement à la tête du parti, survenu l’année dernière, le nouveau président (Attila Retkes) a demandé aux Hongrois, dans son discours d’investiture, d’excuser le SZDSZ pour les 20 dernières années. J’en ai conclu que c’était fini pour moi au sein de ce parti ». Quant au score catastrophique du SZDSZ lors des dernières élections, il n’a pas réellement surpris László Rajk. « Ce mouvement libéral a été une démarche générale dans les pays post-soviétique. Et partout, ils ont déjà disparu : en Pologne, en Tchéquie, en Slovaquie, etc. C’est donc peut-être quelque chose d’historique, mais je n’ai pas vraiment d’explication à cela ». Et pas non plus de regret ? « Non, de mon côté, pas du tout. Je crois que, même dans l’opposition, ce parti a joué un rôle important dans la culture et la vie politique en Hongrie. On verra ce qu’il deviendra, mais je crois que c’est fini. Il existe des élements libéraux dans tous les partis, Fidesz, MSZP, LMP, mais à l’heure actuelle, il n’y a sans doute pas besoin de cette unité structurelle qu’est un parti ».

Quant à la fulgurente victoire du Fidesz, bien que prévisble, elle l’a tout de même surpris : « Certains historiens disent que c’est la parenthèse des 20 dernières années – où il existait une certaine tendance individualiste dans la société – qui était atypique, alors que la situation actuelle est plus logique et compréhensible. Ils pensent que les dictatures successives que le pays a connu au cours des siècles sont le fait d’un sentiment de paternalisme latent en Hongrie. C’est donc un élément important, qui justifie sans doute que le Fidesz gouverne désormais avec les 2/3 au Parlement. Il y a en outre un deuxième élément qui peut le justifier: la tendance corporatiste, qui fonctionne souvent de paire avec le paternalisme. C’est aussi quelque chose de traditionnel en Hongrie – c’est par exemple ce qui se passait sous Kádár : on ne critique pas ouvertement le régime mais, en échange, on voudrait quand même être un peu plus riche... Quant au Fidesz, on peut dire que le corporatisme est l’un des élements les plus importants de sa stratégie. C’est donc une tendance qui existe encore fortement dans ce pays et, si je suis fier d’avoir participé à l’aventure du SZDSZ, je suis aussi très déçu de ne pas être parvenu à faire cesser cette tendance ».

Frédérique Lemerre

 

(Photo: Tibor Krsko)

Site de Lászlo Rajk : www.rajk.hu

Ouvrage cité : Les frères Rajk. Duncan Shiels

(Ed. Buchet Castel, 2006)

Radikális eklektika (Eclectisme radical)

László Rajk, 2000 (en hongrois)

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