Réapparition

Réapparition

Plant de tomates

La petite ville de Keszthely, au bord du lac Balaton en Hongrie, avait la même probabilité de devenir internationalement connue qu'une personne qui achète un unique billet de loterie de gagner le gros lot. Et pourtant...

À l’époque de la monarchie austro-hongroise, Keszthely (à prononcer : qu'esthej) était connue pour son université agricole et sa famille princière, Festetics. Dans la première moitié du vingtième siècle en Hongrie, le prince Tasziló, aristocrate hautain et arrogant, était devenu le personnage ridicule des plaisanteries populaires. Il le méritait. Un historien raconte que quand il se déplaçait de son palais à son haras, sur son chemin privé de sept kilomètres de long, bordé de sapins noirs pour donner de l'ombre, il ne voulait voir personne et surtout pas de chat. Si un chat avait le malheur d'être vu du prince, il était condamné à mort.

Aujourd’hui, Keszthely est une ville touristique avec dix-huit mille habitants en hiver et cent mille en été. Les touristes logent chez l'habitant ou louent des résidences secondaires. S'il fait beau, ils vont à la plage ; en cas de pluie, ils visitent le palais Festetics, les centres commerciaux ou un des nombreux musées. Il y en a de toutes sortes, sur des sujets très divers : le Balaton, les tortures, les poupées habillées de vêtements folkloriques, l’érotisme, le massepain, etc.

A deux cents mètres du palais, dans une petite rue adjacente à la zone piétonne, il y a un encadreur nommé János. C'est un habile artisan, connaissant bien son métier. Son commerce marche bien mais il a connu des problèmes financiers dans le passé, quand il a fait un emprunt hypothécaire en francs suisses sans penser au risque de change. Il a perdu tant d'argent qu'il a dû vendre sa maison. Depuis lors, il fait très attention aux prix de ses fournitures. Souvent, il achète des cadres d'occasion qu'il restaure durant la morte saison. C'est ainsi qu'il acquiert tout un lot de cadres qui avaient autrefois rehaussé la beauté de chefs-d’œuvre avant que ceux-ci soient mystérieusement effacés.

Il est content de son acquisition car ce sont des cadres de premier choix, bien entretenus et pas chers. Un de ces cadres pose problème car le titre de l’œuvre et le nom de l'artiste y sont gravés. Il pourrait maquiller le texte sans problème, mouler un plâtre par-dessus et le colorier. Mais la saison touristique a déjà débuté et il n’a pas le temps de s'en occuper correctement. Puisque le cadre, même avec sa toile blanche, est beau, il l’installe tel quel dans sa vitrine.

Deux mois plus tard, en octobre, quelques passants ébahis regardent fixement la toile exposée dans la vitrine de János. Peu à peu, un dessin s’y forme et de pâles couleurs apparaissent. Un peu de vert, un peu de beige, puis un brun plus foncé, presque noir. Des formes s'affirment, les couleurs se renforcent. Et lentement apparaît un vase, contenant un plant de tomates avec deux fruits pas encore mûrs, avec à l’arrière-plan une fenêtre fermée avec les croisillons apparents.

Voyant l'attroupement, une cliente de János, historienne de l'art, sort du magasin. À la vue du tableau, elle dit, comme si elle lisait dans un catalogue : « Plant de tomates, huile sur toile, août 1944, de Pablo Picasso, 91,5 cm sur 73 cm ; encadré, hauteur 113 cm, largeur 94 cm, épaisseur 7 cm. »

Elle se souvient de l'avoir déjà vu en 2022, lors d’une vente aux enchères où il avait été adjugé environ 25 millions de dollars.

János est envahi de pensées contradictoires. Il est comme paralysé pendant qu'il réfléchit à toute vitesse. « C'est la fortune ! Non ce n'est pas possible. Il faut sauvegarder ce trésor. Ceux qui me l'ont vendu voudront le reprendre. Il faut agir. » Il sort de sa léthargie et appelle la police. L'agent à qui il explique ce qui se passe ne comprend rien, ne veut rien faire. János appelle le maire de la petite ville et sollicite  son soutien. Le maire, totalement incompétent en ce qui concerne la culture et les arts, demande au consul honoraire de Pologne de l'accompagner sur place. Pourquoi précisément ce consul ?

Premièrement parce que son bureau se trouve dans le bâtiment de la mairie. Deuxièmement parce que, par hasard, il est présent. Troisièmement, parce qu’avant sa retraite, pendant trente ans, il était le directeur du centre culturel et du théâtre de la ville. Il est un ami des arts et a une culture étendue.

L'historienne de l’art et le consul se souviennent de l'histoire des tableaux effacés et conseillent au maire de faire protéger les locaux de l'encadreur par la police. Le maire, influent (il a été député national), convainc le capitaine de la police d'agir. Malin (ce n'est pas par hasard s'il s'est enrichi), il imagine en effet immédiatement le battage publicitaire qu'il peut faire pour la ville, et donc l’impact sur les revenus touristiques.

Les médias internationaux s'emparent de l'affaire. Dans les semaines qui suivent la réapparition du plant de tomates, Keszthely est envahie et attire autant de monde qu'en plein été. Les ouvriers de la commune doivent dresser une barrière pour empêcher les curieux de s’approcher trop près de la vitrine de l'encadreur.

János est bien embêté car s’il y a du monde devant son magasin, il n’y a personne à l’intérieur. Ses clients habituels sont gênés par la foule et n’y entrent plus. Il doit leur téléphoner et leur promettre de mettre en place un service de livraison qui va chercher chez eux les tableaux à encadrer et les leur ramener une fois le travail accompli. De plus, comme on pouvait s'y attendre, des représentants des anciens propriétaires, l'acheteur de la vente aux enchères, le grossiste qui a récupéré tous les tableaux disparus pour commercialiser les cadres et intermédiaire auprès de qui l’attisant s'est procuré l'objet du litige, sont venus réclamer ce qu'ils considèrent chacun comme leur bien.

L’intermédiaire veut récupérer tous les cadres et toiles qu'il a vendus à János. Celui-ci argumente : il s’agit d’une affaire d'achat-vente ordinaire. Il a payé, il n'y a aucune raison d'annuler la vente, d’autant moins qu'une partie des cadres a déjà été utilisée pour encadrer d'autres peintures et est disséminée chez ses clients. De plus, à l'exception de ce qui est en vitrine, il a démonté les autres cadres et distribué les toiles à des amis peintres de la région.

Un nouvel ennui vient s’ajouter aux soucis de János : le gouvernement national, toujours aussi rapace, veut mettre la main sur ce chef-d’œuvre. Une loi de confiscation est en préparation et, par décret, l'exportation du tableau est interdite.  Ce dernier ne peut pas quitter le territoire national.

Se sentant acculé, János ne voit plus qu'une seule solution. Avec l'aide d'un ami avocat, il demande à la justice de trancher. Les anciens propriétaires choisissent aussi la voie juridique. Quant au gouvernement, qui pense être au-dessus des lois, il ne s'abaisse pas à s'adresser à un tribunal.

Le tribunal de Keszthely, en attendant le procès, suite à la demande des anciens propriétaires qui craignent que János ne vende le chef-d’œuvre ou que le gouvernement ne s'en empare par la force, après de longues hésitations et des entretiens houleux avec les avocats des diverses parties, décide de mettre le tableau sous séquestre. L’objet est mis sous scellé, avec d'autres objets, surtout des pièces à conviction, dans la chambre forte du tribunal.

Deux ans plus tard, le procès démarre. Les avocats des parties civiles exposent leurs arguments. Puis la juge demande que soit apporté le tableau en question. Il est bien protégé dans une boîte en carton, et entouré de film tyvek et de papier de soie. Précautionneusement, le carton est ouvert. Stupeur : la toile est blanche, la peinture effacée.

La juge clôt l'affaire.

© Bálint Géza Basilides (Valentin)

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