« Fuocoammare » ou la brutale traversée proposée par Gianfranco Rosi

« Fuocoammare » ou la brutale traversée proposée par Gianfranco Rosi

Les vagues d’un périple submergeant la projection de « Fuocoammare » à l’Európa Pont Millenáris

Peu après sa réception du Lion d’or au Festival de Berlin en février dernier et devant un public bouleversé, Gianfranco Rosi le réalisateur né en Erythrée à la nationalité Américaine se confiait à Télérama(1) à propos de son documentaire « Fuocoammare ». Il rappelait l’importance de changer le regard des gens sur Lampedusa, dans le contexte du tournage où la crise migratoire commençait dans les Balkans. La Hongrie et la Pologne lançaient des mesures radicales sur la mise en place de barrières. C’est dans une Europe entourée par une « mer en feu », traduction française de « Fuocoammare», que le réalisateur nous ouvre les yeux sur les braises d’une humanité et d’un espoir qui s’enflamme pour les 400 000 personnes qui ont fait naufrage sur l’ile italienne de Lampedusa, située entre Malte et la Tunisie où les 15 000 morts hantent un Occident responsable et dont le deuil se fait bien trop souvent par l’oubli, voir le déni. Gianfranco Rosi se charge de la mission donnée par l’historien Marc Bloch qui écrivait que  « L'ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent : elle compromet, dans le présent, l'action même. » Un éveil des consciences se préparait ce lundi à 19h pour les spectateurs Budapestois et quelques expatriés qui assistaient à la projection du film à la salle Európa Pont Millenáris(2).

 

Gianfranco Rosi confiait durant le festival que si nous ne faisons rien, nous sommes tous complices. En  visionnant ce film, nous prenons conscience de notre aveuglement, notre forme de complicité. Le réalisateur, à travers un jeu cinématographique époustouflant, fait traverser au spectateur les multiples évocations des frontières, celles entre le bruit et le silence, le plein et le vide, la suffocation et les bouffés d’air, l’insouciance et le drame, l’humain et ce qui ne l’est plus, la vie et la mort.

Tout au long du film, il suggère à merveille l’idée de l’inégalité à travers ses différentes formes : du temps de parole à la monopolisation de l’image, les humains ne semblent plus tous être à la même place, avoir la même importance. Le problème se fond dans l’immensité de la mer qui le porte et qui le rend parfois invisible. L’occupation de l’espace infiniment petite n’a jamais été si humainement grande.

Le documentaire s’ouvre sur des chiffres sans images, aussi bruts que l’absence de voix-off, et nous passons directement une frontière en direction de l’insouciance, de l’occupation du temps et de l’espace par l’enfant qui nous accompagnera tout au long du film, comme si sa représentation physique était la seule que nos yeux acceptent de voir. Le vide et le silence sont représentés par de nombreuses scènes filmées avec lenteur, montrant une mer calme, dans laquelle il serait impossible de soupçonner le drame qui s’y profile chaque jour en Europe. Soudain, la frontière du silence est dépassée, il est brisé par l’appel à l’aide provenant d’un bateau, le cri semble s’étouffer dans la mer, comme lorsque nos pensées tentent de l’occulter.

Le réalisateur brille par le portrait de l’île et de la famille que l’on suit. Ce lieu semble bien vide en comparaison des bateaux dans lesquels on suffoque. L’insouciance d’une famille qui nous ramène à notre propre condition parait de plus en plus insupportable et tout aussi violente que les drames au large. Ce drame qui n’est d’abord vu que par l’intermédiaire de nombreux écrans marque un éloignement permanant avec le sujet, la frontière qui nous en sépare semble impossible à traverser.

Entre humanisation d’objets et déshumanisations d’humains, le réalisateur joue avec nos propres sentiments : l’empathie, la frustration, la tristesse et la violence. Le jeu est constant, il semble impossible de croiser le regard des migrants, comme si il nous était impossible de voir le drame en face. Nous en venons même à mieux supporter une scène dans laquelle ces personnes hurlent leur drame, qu’une autre où les bruits buccaux d’un enfant mangeant longuement et bruyamment ses spaghettis  déclenchent des rires nerveux dans la salle.

Ce n’est qu’à la fin, lorsqu’il semble trop tard, que l’on traverse la frontière du soutenable et l’on semble plus proche que jamais de ceux qui s’éloignent de la vie, qui ont parfois déjà traversé la frontière de la mort. Prise de conscience brutale d’une réalité que l’on s’était refusés à regarder.

Reviennent alors les lenteurs, l’occupation libre de l’espace, le silence et l’insouciance qui prennent une saveur différente, plus amère, et changent notre regard sur les dernières scènes du film, sur le monde qui nous entoure. Nous nous réveillons, difficilement, et tentons d’ouvrir nos paupières lourdes sur une mission réussie pour Gianfranco Rosi.

Théo Cazedebat

(1)  www.telerama.fr/cinema/gianfranco-rosi-lampedusa-est-l-ile-des-migrants-mais-on-n-y-voit-pas-de-migrants,148024.php  

(2)  www.europapont.blog.hu

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