Censure

Censure

 

Comme l’a bien montré le regretté Bruno Neveu dans son grand livre sur la condamnation romaine du Jansénisme(1), la censure est un objet d’une grande complexité impliquant de nombreuses questions d’ordre aussi bien juridique que théologique. Si l’on a assisté au tournant des XVIIème et XVIIIème siècles à une progressive laïcisation de la censure, le contrôle ecclésiastique cédant le pas à la surveillance étatique, l’un des mots d’ordre de tous les mouvements révolutionnaires : abolition de la censure semble toujours devoir rester lettre morte. Objet complexe, la censure est aussi un objet protéiforme, en perpétuelle métamorphose.



Cette multiplicité, le livre que publient les prestigieuses Editions Peter Lang,  Censure et autorités publiques. De l’époque moderne à nos jours, dans la collection dirigée par Muriel Le Roux, « Histoire de la poste et des communications. Echanges et Territoires »en donne un très riche aperçu. Il est le fruit d’un colloque international qui s’est tenu  en octobre 2013 ,  dans le cadre des Archives départementales de la Gironde, sous la direction de François Cadilhon, Philippe Chassaigne et Eric Suire et organisé conjointement par le Centre d’études des mondes moderne et contemporain de l’Université Bordeaux Montaigne (CEMMC)  dirigé par Michel Figeac et le Comité pour l’histoire de la Poste.

Divisé en cinq parties : Censure des arts et du cinéma, Enjeux politiques et internationaux de la censure, Censure et questions religieuses, Surveillance des mœurs et des publications licencieuses et enfin Censure du livre et de la presse écrite, Il nous offre 23 communications, qui s’étendent chronologiquement du XVIème siècle jusqu’à l’actualité la plus contemporaine et nous conduisent de l’Angleterre, de la France, de l’Italie ou de l’Espagne jusqu’au Nouveau monde , et de l’Europe Centrale, Pologne et Hongrie jusqu’au Maroc . Il est bien évidemment impossible de rendre compte de l’ensemble de ces communications et nous évoquerons ici seulement celles qui concernent l’Europe Centrale.

Dans sa contribution,  « Central European Perspectives of Habsburg Censorship, Vienna and Lombardy-Venetia 1815-1866 », Daniel Syrovy (Université de Vienne ) rappelle les étapes de la sécularisation de la censure dans les Etats habsbourgeois. C’est en 1751, que Marie-Thérèse, pour contrôler un marché de l’imprimé en pleine extension met sur pied une censure d’Etat, censure exercée jusqu’alors par l’Eglise et l’Université contrôlée par la Compagnie de Jésus.  C’est un parfait représentant des Lumières, Gerard van Swieten qui est placé à la tête de cette administration. Pour Joseph II, la censure des livres, qui est au centre de sa conception d’un « absolutisme éclairé », a pour but de protéger le public de la superstition, des fausses sciences et des mauvais écrits. Entre 1786 et 1789, il va progressivement abolir la censure préalable. La critique des autorités, dans certaines limites, n’est plus réprimée et un millier de titres sont retirés de la liste des ouvrages interdits en 1751. Avec ses successeurs Léopold II et François II, et sous l’effet de la Révolution française, on entre dans une période de rigueur et de sévérité : il  s’agit de combattre l’influence des idées pernicieuses venues de Paris. Une nouvelle loi sur la censure est édictée en 1810, qui restera en vigueur jusqu’en 1848. Durant cette période plus de 37000 publications sont interdites. La censure préventive avant impression est rétablie et le contrôle des livres étrangers circulant dans les Etats habsbourgeois renforcé. La censure des livres devient la base de la « politique culturelle autrichienne » et l’Autriche de Metternich devient le symbole d’un Etat policier, tandis que Sedlnitzky, le chef de cette police, prend les allures d’un personnage de légende. L’auteur nous montre ensuite la difficile mise en place et le relatif échec de cette politique en Vénétie et en Lombardie, où Milan détient la première place dans la production de livres et d’imprimés en tous genres devant Vienne et devant Prague.

Jakub Basista (Université Jagellonéenne de Krakow) dans sa communication sur la censure dans la Pologne communiste, en particulier dans le domaine de l’histoire,  « The reading and writing of History in Communist Poland according to State Censorship »,  montre comment dans une société totalitaire, l’Etat, en application de la célèbre maxime orwellienne, tend aussi à s’approprier le passé. L’Office Central  pour le contrôle de la presse, de l’éducation et des spectacles, créé dès 1946, et qui est directement rattaché aux services du Premier Ministre, surveille particulièrement les ouvrages et les revues historiques. Doublant l’Office de Varsovie et la censure polonaise, Moscou veille particulièrement au contenu des manuels scolaires. Il y a des sujets interdits ou soigneusement encadrés, en premier lieu tout ce qui concerne les relations polono-russes et polono-soviétiques. Le cas le plus emblématique est bien sûr celui du massacre perpétré par les Soviétiques à Katyn en septembre 1939. Nombre d’historiens sont désormais persona non grata dans la nouvelle Pologne socialiste et leurs livres sont interdits ; Henryk Wereszycki par exemple est contraint d’utiliser un pseudonyme (Adam Stor) pour continuer à publier. A côté des interdictions, il y a aussi les obligations. En 1948, lors du VIIIème Congrès des Historiens Polonais,  les invités soviétiques critiquent leurs confrères polonais en leur enjoignant d’abandonner leur manière de penser « nationaliste et impérialiste » d’avant-guerre, de changer de modèle et d’appliquer désormais sans réserve les principes « scientifiques » du matérialisme historique. A l’occasion du Ier Congrès de Sciences Polonaises,  l’ancienne historiographie est accusée d’avoir soutenu la cause des « classes impérialistes », il s’agit maintenant de rejoindre le « camp progressiste » en servant les intérêts de la classe ouvrière. Derrière cette rhétorique creuse se dissimule une véritable opération de manipulation de la mémoire collective et de réécriture de l’histoire.

Ėva Vámos (Journal Francophone de Budapest) offre une contribution sur un sujet qu’elle a déjà abordé dans la passé(2), « Le colportage en Hongrie. Feuilles volantes et récits colportés face à la censure au XVIIIème siècle ». Elle nous montre la prolifération de ces imprimés, calendriers, almanachs, mais aussi journaux. Dès le XVIIème siècle, ces publications représentaient un enjeu politique. L’auteur évoque ici la bataille à laquelle se livrent, à l’époque du soulèvement de François II Rákόczi, le « Wienerisches  Diarum » et le « Mercurius Veridicus », rédigé par Pál Ráday, l’un des fidèles du Prince(3). Pour tenter d’endiguer ce flot montant, Charles III promulgue en 1730 un édit contre les imprimeurs clandestins.  Alors que le réseau des libraires-imprimeurs se développe en Hongrie (un premier libraire-imprimeur s’installe à Pest vers le milieu du siècle, Mihály Landerer) et que paraissent plus de 62000 almanachs et calendriers, le Conseil de Lieutenance du Royaume est chargé en 1770 de réglementer et de contrôler l’imprimerie. Comme dans les Etats autrichiens, la rigueur s’accentue sous l’effet de la Révolution française et de la découverte du « complot » des Jacobins hongrois. Le poète János Batsányi qui a traduit et fait circuler la proclamation de Napoléon aux Hongrois est contraint de s’exiler. Cette volonté de contrôle des autorités suscite des résistances et les imprimeurs ont recours aux méthodes classiques, en utilisant par exemple des lieux d’impression fictifs, comme Lőcse, où paraissaient d’ordinaire des calendriers plutôt anodins et donc moins surveillés, ou encore Vienne et Nagyszombat/Trnava pour les catholiques et Cassel pour les protestants, tandis que les pamphlets anticléricaux étaient censés paraître à Rome ou à Jérusalem, et que les plus audacieux choisissaient des lieux imaginaires comme Cosmopolis ou Magnanimitas.

Laissons pour conclure la parole à l’un des maîtres d’œuvre de l’ouvrage, François Cadilhon : « La censure était et reste en fait un acte négocié entre le pouvoir civil démocratique ou totalitaire, la justice, les autorités religieuses, les éditeurs et les auteurs, face aux attentes des lecteurs, des auditeurs et plus largement de l’opinion publique. »

Yves Sansonnens

(1) Bruno Neveu L’erreur et so juge. Remarques sur les censures doctrinales à l’époque moderne, Naples, 1993.

 

(2) Vámos Ėva  Lássak, ismerjék a világnak minden népei…Magyarországi és magyar vonatkozásύ röpíratok, ύjságlapok 1485-1849, Budapest, Magyar Helikon, 1981.

 

 

(3) Voir l’édition qu’en a donne Kálmán Benda, Magyar Helikon, Budapest.

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