Paul Celan: « Fugue de mort » – 70 ans après la libération du camp d'Auschwitz

Paul Celan: « Fugue de mort » – 70 ans après la libération du camp d'Auschwitz

Il crie jouez plus douce la mort la mort est un maître d’Allemagne

il crie plus sombres des archets et notre fumée montera vers le ciel

vous aurez une tombe alors dans les nuages où l’on n’est pas serré

[…]

Tes cheveux d’or Margarete

Tes cheveux cendre Sulamith1

Paul Celan a écrit ce poème en mai 1945, quelques mois après la libération du camp d’extermination d’Auschwitz. Il y a 70 ans que le camp a été libéré. Pour marquer cet anniversaire tragique la galerie 2B et plusieurs instituts culturels2  ont organisé une série d’événements avec une exposition autour de Paul Celan. Ce grand poète était originaire d’une région appartenant autrefois à la Monarchie austro-hongroise et toute sa poésie est hantée par le génocide des Juifs d’Europe. Durant plusieurs décennies, il a vécu à Paris. Après la projection d’un documentaire sur Celan, inédit en Hongrie, c’est au Collegium Eötvös que nous avons rencontré Bertrand Badiou, un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre de Paul Celan qui anime depuis de longues années un séminaire dédié au poète avec le Professeur Jean-Pierre Lefebvre à l’Ecole normale supérieure, à Paris.

 

Bertrand Badiou : Si les écrivains-survivants de la Shoah constituent une communauté par leur expérience, la manière dont ils évoquent cet événement unique dans l’histoire de l’humanité est très différente : Nelly Sachs ou Primo Levi ont inscrit la Shoah dans leur œuvre de façon directe à la différence de Paul Celan, qui procède le plus souvent par le détour, par la voie allusive. Primo Levi s’est d’ailleurs montré très critique envers Celan, en lui reprochant l’obscurité de ses poèmes. Levi n’a sans doute pas compris – pas voulu comprendre ? – que cette obscurité est aussi celle inévitable, nécessaire qu’inspire la pensée des morts et celle d’un deuil, qui est pour Celan, indépassable. La poésie de Celan ne fait pas le deuil des victimes, elle est le contraire de ce processus, le refus de sa possibilité même. Celan, lui, s’est montré critique envers Nelly Sachs, envers la manière dont Nelly Sachs a écrit sur cet événement au lieu d’écrire à partir de lui ou pour le dire radicalement : au lieu d’écrire en lui. Mais il a réservé ses propos les plus virulents à son journal. Ils ne seront donc connus que lorsque la part explicitement autobiographique de son œuvre sera publiée.

Dans « Todesfuge », poème qui a rendu Celan célèbre dans le monde entier, et qui, parce qu’il a très vite fait écran, est aussi responsable malheureusement de l’occultation de (tout le reste de) son œuvre, la Shoah apparaît explicitement ; c’est sans doute la seule fois où elle apparaît avec cette évidence. Il s’agit en vérité, selon les mots de Celan lui-même, d’un tombeau, d’une tombe, d’un cénotaphe de toutes les victimes, de ses parents, de sa mère en particulier, pour laquelle il éprouvait un amour infini que dévoile, dans sa fidélité à elle, toute sa poésie. Le visage de sa mère transparaît dans la figure de « Sulamith », l’aimée à la peau brune du Chant des chants (Henri Meschonnic retraduit et déchristianise ainsi le Cantique des cantiques), mais aussi vraisemblablement – sa mère qui était blonde lui avait appris à aimer la poésie et la culture allemandes –, dans celle de Margarete, l’amante blonde de Faust : « Tes cheveux d’or Margarete / Tes cheveux cendre Sulamith ». Les deux figures peuvent bien sûr aussi s’interpréter comme représentant d’une part les bourreaux et d’autre part les victimes.

Mais avant cette partition, on le sait, la réalité était toute autre : la culture juive et la culture allemandes étaient indissociablement liées. En tout cas les Juifs de langue allemande portaient, eux aussi, la culture allemande, la confrontaient, la métissaient avec leurs autres cultures, l’élargissaient en la créant. Les nazis ont eu du mal à se débarrasser de Heinrich Heine, de son nom, et ils n’ont pas pu faire disparaître des anthologies son poème « Die Lorelei », qui a paru, on le sait, sous les étiquettes de « chant populaire » ou « poème d’auteur inconnu ». Il faut imaginer ce que signifiait pour Celan d’inscrire, en particulier dans Die Niemandsrose (La Rose de personne, 1963), le grand livre de poèmes de sa maturité, le nom de poètes juifs comme Heine et Ossip Mandelstam, accompagnés de mots yiddish et hébreux ! Il s’agissait pour lui de confronter ces lecteurs allemands, de langue allemande de l’après-guerre à ce qui avait été exterminé, brûlé avec les victimes : leur langue, leurs paroles, leur(s) mémoire(s) et même leurs livres. La violence, la puissance de la parole de Celan est une violence vivante et créatrice : elle est le retournement de la violence mortifère. Il faut ajouter qu’à la fin de son poème « Todesfuge », Celan le signe en utilisant à la fin du poème ce qu’on pourrait appeler son matronyme. En effet, dans le nom de Sulamite, dont le Midrash rabba (Shir rabba, 7,1) nous apprend qu’il provient de shalom, « la « paix » (le mot hébreu présente les mêmes consonnes que le nom Schulamit) est inscrit celui de sa « Mama » (c’est sous cette forme affectueuse et usuelle que Celan mentionne le nom de sa « Mutter » dans son agenda à la date du 1er décembre1950) : Friederike : Friede en allemand signifie « paix ». J’éprouve à présent le besoin de rappeler que la mère de Paul Celan est née le 1er décembre 1895 et que son fils Paul a célébré sa Bar Mitzvah (est donc devenu « fils du commandement ») très vraisemblablement le samedi 2 décembre 1933. Ce dont quoi est synonyme l’année 1933, chacun le sait !

Plus tard, la Shoah restera présente dans la poésie de Celan, souvent en filigrane, c’est-à-dire sur le mode allusif. Ainsi ce sera au lecteur de percevoir son inscription et donc de faire parler le poème selon cette orientation. Ce faisant, le lecteur s’engage, dans une autre parole que celle, toute extérieure, qui consisterait à parler du poème, et s’en trouve modifié. Il y a un aspect actif, effectif dans la poésie de l’insoumis Celan, quelque chose d’à la fois dérangeant et exigeant. Lorsque Paul Celan dans un poème de Fadensonnen (Soleils de fil, 1968) évoque la fumée, celle des fours crématoires, il le fait de manière indirecte, en nommant simplement le nom d’un oiseau : die Rauchschwalbe, littéralement l’« hirondelle de fumée », en français « hirondelle des cheminées ». En faisant entrer cet oiseau, le nom de cet oiseau dans son poème, Celan formule un appel, un rappel… C’est par ce mode d’expression non obvie qu’il évoquera presque toujours, après son poème « Todesfuge », « ce qui s’est passé », et qui continue de se passer, encore et autrement ! La Shoah est aussi inscrite en secret par exemple dans le fameux poème écrit en direction de Heidegger en juillet 1967 : « Todtnauberg (Lichtzwang – Contrainte de lumière, 1970). Celan est de ceux qui sont convaincus qu’on ne peut pas « montrer » cela. Claude Lanzmann partage de toute évidence cette conviction : son film monument Shoah (1985) prend position sur cette question. Dans ses Mémoires intitulés Le Lièvre de Patagonie (2000), le résistant, journaliste et cinéaste lui a consacré des pages pénétrantes qui sont à lire et à relire, aussi pour celui qui veut comprendre quelque chose à la poésie et à la poétique de Celan. Après les assassinats à la rédaction Charlie Hebdo, à Montrouge et du supermarché casher de la Porte de Vincennes, lors de la manifestation du 11 janvier 2015 à Paris, nous avons aperçu, Eric Celan, Jean-Pierre Lefebvre et moi-même, avec une certaine émotion, près de la Bastille, Lanzmann qui a créé, dans le respect d’une sorte d’interdit qui rappelle l’interdit mosaïque de l’image, la possibilité même de dire la Shoah. Il était là, bien présent, avec toutes les années et les expériences qu’il porte, avec les uns et les autres, en ce mois de janvier, de protestation et de mémoire !

Éva Vámos : À la galerie 2B3  vous m’avez conduit à travers l’exposition qui présente l’œuvre croisée de Paul et Gisèle Celan où l’on découvre des manuscrits et des documents inédits. Quel est le leitmotiv de l’exposition ?

Virág Márkus et moi-même avons choisi de présenter l’œuvre de Paul Celan en Hongrie selon l’angle particulier qui est celui du travail poétique et artistique réalisé avec sa femme Gisèle Celan-Lestrange. Nous avons choisi de montrer leurs vies, leur vie à l’œuvre. L’exposition est organisée autour des deux livres bibliophiliques qu’ils ont réalisés ensemble : Atemkristall (Cristal de souffle, 1965), cycle de vingt et un poèmes accompagnés de huit gravures et Schwarzmaut (Péage noir), cycle de quatorze poèmes avec quinze gravures ; ce livre est aussi le livre de leur séparation, en effet au moment où il paraît, en 1969, Celan, en conséquence d’événements dramatiques liés à sa souffrance psychique, a dû se séparer de son épouse. D’autres gravures, dont les titres bilingues (français-allemand) ont été donnés par Celan, quelques dessins tardifs de Gisèle Celan-Lestrange, ainsi que deux vitrines présentant des documents, écrits, livres annotés et des photographies, viennent préciser l’image qu’on peut se faire du travail et de la vie du poète et de l’artiste.

Je rappelle que Paul Celan (son nom d’écrivain résulte de l’inversion des deux syllabes de la graphie roumaine de son patronyme Antschel : AN-CEL) est né en 1920, dans une famille juive germanophone de Czernowitz, en Bucovine, alors que cette ville venait de devenir roumaine sous le nom de Cernăuți (aujourd’hui Чернівці en Ukraine). Gisèle de Lestrange est une graveuse et dessinatrice née dans une famille de l’aristocratie catholique française installée à Paris. Si un monde les sépare, le profond attrait qu’ils ressentent l’un pour l’autre les unit. Il est et restera le moteur de leur vie et de leurs réalisations communes. Si Paul Antschel est devenu Paul Celan, Gisèle de Lestrange est, elle, devenue Gisèle Celan-Lestrange, c’est-à-dire celle qui a troqué la particule qui signifie ordinairement la noblesse pour le nom de son mari, qui signifie pour elle la vraie et la seule noblesse. (C’est une interprétation que j’improvise et risque en la circonstance !)

La correspondance qu’ils ont échangée, et que j’ai pu publier grâce au soutien et à la confiance de leur fils Éric Celan (Paris, Seuil, 2001), permet de découvrir ces deux personnes extraordinairement émouvantes, d’apprendre quelque chose sur l’importance de la poésie et de l’art dans leurs vies respectives et de l’apprendre en entendant pour ainsi dire leurs voix… Nous avons choisi de commencer la présentation dans les vitrines par le portrait de la mère de Paul Celan, Friederike Schrager, pour toutes les raisons qui ont été dites lorsque j’ai parlé du poème « Fugue de mort » et sur lesquelles je ne reviendrai pas. J’ajouterai simplement ce fait, qui me vient soudain à l’esprit, et qui touche la montre-bracelet que Paul Celan tenait de sa mère et qu’il a porté sa vie durant (j’emprunte le mot à Marcel Cohen, qui a consacré à cette montre un texte émouvant publié dans Faits III Paris, Gallimard, 2010). Celan aurait prévenu sa femme que le jour où l’on retrouverait sa montre, et que donc il ne la porterait plus à son bras, c’est qu’il serait mort… Sa montre fut en effet retrouvée, dans l’appartement de son dernier domicile parisien, avenue Émile Zola, fin avril 1970. Paul Celan avait donc choisi de ne pas emporter avec lui dans la Seine, sa montre « maternelle », qui ordinairement faisait corps avec lui, sauvant ainsi l’instrument qui avait mesuré le temps passé près de sa mère, en silence et dans la parole, mesuré le temps qui le séparait de ce temps au moment de sa mort « volontaire » et qui, sauvée des eaux, était susceptible de mesurer encore le temps.

À une époque Celan était lecteur de langue allemande à l’École normale supérieure, où il enseignait en particulier la traduction. C’est le lieu où vous enseignez et dirigez des recherches, ensemble avec Jean- Pierre Lefebvre, qui est un grand traducteur et un ancien élève de Celan. Quelles sont vos expériences ?

Nous avons choisi de « lire » à l’Ecole toute l’œuvre de Celan, c’est-à-dire de l’interpréter, au fil des ans, poème après poème, avec tous ceux qui participent à notre séminaire. Il s’agit d’étudiants, mais aussi de collègues plus ou moins jeunes, de personnes qui ne sont pas toujours des « professionnels » de la littérature et des langues. Nous n’avons pas une pratique académique ordinaire, nous ne faisons pas faire des exposés, nous ne sommes pas très scolaires... Chacun de nous prépare la séance d’interprétation dans sa solitude, avant de confronter sa lecture à celle des autres. Le séminaire donne la possibilité de discuter ces lectures et parfois de tenter une mise en commun. Libre à chacun de nous d’essayer ensuite de faire parler tel ou tel poème dans le cadre d’un article, d’une thèse ou d’un essai. Il y a sans doute dans ce processus quelque chose de talmudique – nous tenons tous beaucoup à cette dimension. Virág Márkus a participé à ce séminaire et ce sont nos discussions qui qui lui ont peut-être donné l’envie et peut-être même la force d’organiser les manifestations Celan en Hongrie, je veux dire la Table ronde animée par l’écrivaine Noémi Kiss à laquelle j’ai eu le bonheur de participer avec Vivian Liska, Béla Bacsó et Helmut Böttiger, ma petite conférence au Collegium Eötvös et la belle exposition à la galerie 2B dirigée par László Böröcz, que je tiens à remercier ici chaleureusement, car il est lui aussi, avec le compositeur Matthias Kadar, dont nous avons pu entendre deux chants pour chœur a cappella sur des poèmes de Celan, à l’origine de l’ouverture d’un Herzland, d’un « pays de cœur » dans l’espace hongrois, d’un vrai lieu pour les œuvres de Gisèle Celan-Lestrange et les poèmes de Paul Celan.

Éva Vámos

1 Paul Celan, « Fugue de mort », traduite par Jean-Pierre Lefebvre (Choix de poèmes, Paris, Gallimard, 1998, p. 55 et 57) ; le poème constitue le deuxième cycle de Mohn und Gedächtnis (Pavot et Mémoire, 1952).

2 L’Institut Goethe, l’Institut culturel français, l’Institut culturel roumain, l’Institut culturel israélien ainsi que le Collegium Eötvös à Budapest et l’Institut culturel hongrois de Paris

3Eingejännert –  Paul et Gisèle Celan à la galerie 2B jusqu’au 20 février, commissaire : Virág Márkus.


Illustrations :

Oeuvre de Gisele Celan-Lestrange initulée par Paul Celan : Je maintiendrai

Eric Celan(Paris)

Suhrkamp Verlag (Berlin)

 

 

 

 

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