La flamme

La flamme

La chronique de Dénes Baracs

Échos de la francophonie

„Je veux vous dire que j’ai été choqué par les attaques dont vous avez été l’objet le 7 avril à Paris et, pour le courage que vous avez montré, j’ai un profond respect envers vous et le peuple dont vous venez”. (Lettre de Nicolas Sarkozy a l’athlète handicapée Jin Jing qui a défendu par son corps la torche olympique).

Le jour où le président Sarkozy a manifesté des signes d’apaisement envers la Chine pour faire la part du feu après le parcours mouvementé de la flamme olympique à Paris, j’ai suivi avec intérêt tard dans la nuit l’excellente émission de Benoit Duquesne, Complément d’enquête, axé sur le thème des Jeux de Pékin. 

Tout y était: la situation des droits de l’homme en Chine, qui selon ses critiques, n’était pas brillante quand il y a quelques années Pékin fut choisi par le Comité International Olympique, et qui ne s’est pas améliorée depuis dans la mesure attendue par le monde extérieur; la cause tibétaine; l’association Reporters sans Frontières qui a organisé des protestations spectaculaires et quelquefois risquées contre la tenue des Jeux en Chine; l’opinion de Guy Drut et de David Douillet convaincus de la nécessité d’une participation digne; l’histoire des boycotts qui ont frappé les Jeux de Moscou et de Los Angeles. Mais personne n’a parlé au nom de l’intéressée, la Chine.

Pourtant, il aurait pu énoncer une opinion quelque peu différente en remontant dans le passé lointain. Correspondant hongrois à Pékin - il y a 37 ans - j’étais invité par le ministère chinois des affaires étrangères à une manifestation sportive. C’était une soirée curieuse avec des gymnastes, des joueurs de ping-pong, des lutteurs gréco-romains, etc. Avant leur numéro, ils avaient installé eux-mêmes les “outils” nécessaires: des anneaux ou des barres parallèles pour les premiers, des tables de ping-pong, un tapis pour les lutteurs.

Cet exercice technique précédant la performance sportive devait symboli-ser le nouvel esprit des athlètes, renouvelé dans la grande révolution culturelle „initiée et dirigée personnellement par le président Mao”. Avant cette soirée les compétitions sportives de haut niveau avaient été bannies pendant des années, les divers championnats suspendus et les athlètes devaient être, eux aussi, rééduqués dans l’esprit des idées de Mao. Ce qui a incité par exemple le joueur de ping-pong, Zhuang Zedong, triple fois champion du monde dans les années 60, d’expliquer dans un article que la clef de ses succès (d’antan) était qu’il avait frappé la petite balle toujours comme s’il sagissait de la tête de Chiang Kai-shek, le dirigeant du Guomindang, l’ennemi numéro un !

Le sport est devenu l'une des victimes des luttes politiques intestines de l’élite communiste. L’enjeu de combats internes: comment rattraper le monde moderne, industrialisé, qui a humilié au XIXème siècle la Chine impériale qui jusqu’alors s’était considérée comme le centre du monde. Depuis, pour sortir de leur état semi colonial, pour se libérer de diverses dépendances et de la pauvreté, les Chinois ont essayé maintes méthodes. Ils ont chassé la cour impériale, mais la République a échoué, elle aussi était faible et misérable; cela a ouvert la voie aux communistes.

Devenu le dirigeant du jeune Etat communiste, Mao Zedong ne voulait pas tarder à rétablir la grandeur d’antan de la Chine. Il lança en 1958 le grand bond en avant („trois ans de travail hardi et mille années de bonheur”) qui s’est soldé en catastrophe et en famine. Avec la révolution culturelle en 1966 il a mobilisé de nouveau les masses pour les „rééduquer” dans un esprit égalitaire et réaliser ainsi l’émancipation des Chinois. Nouvel échec, mais après la mort du Grand Timonier un autre dirigeant communiste, Deng Xiaoping, a trouvé une recette qui semblait viable: l’ouverture vers le monde extérieur, et une combinaison astucieuse des méthodes capitalistes avec le socialisme à la chinoise, dirigé par le parti unique - toujours communiste.

Ce n’est pas le système rêvé par les démocrates occidentaux, mais - au prix de nouvelles déchirures - ça marche: après tant de sacrifices du passé, dans les deux dernières décennies la Chine a réalisé enfin son grand bond en avant. Le pays le plus peuplé du globe est devenu l’atelier du monde (qui nous assure des produits bon marché et avale à notre place la pollution causée par cette activité industrielle), une grande puissance industrielle, financière, culturelle et aussi ... sportive. Aux yeux des Chinois, les Jeux de 2008 à Pékin devraient couronner ce progrès: la Chine occuperait enfin la place qui devrait lui revenir dans notre monde globalisé. Voilà un objectif non seulement pour la direction du pays, mais aussi pour les Chinois en général.

Je sais que ce procéssus n’est pas exempt de contradictions, de pro-blèmes graves, qu’il reste encore un long chemin à faire dans beaucoup de domaines dont celui des droits de l’homme (c’était jadis un long combat en Occident aussi), mais tout cela ne devrait pas peser sur la fête, ombrager les Jeux, envenimer de nouveau les relations du monde extérieur avec la Chine et celle des Chinois avec nous. Non seulement parce que ce pays est déjà une grande puissance, un excellent marché, un fournisseur important, mais aussi à cause de l’histoire. Beaucoup de Chinois portent encore dans leur âme le souvenir des humiliations anciennes. Le communisme chinois, avec son grand bond raté de 1958 et sa révolution culturelle ubuesque, n’était qu’une réaction à ces expériences douloureuses.

Mais quel chemin parcouru depuis la manifestation sportive dont je fus témoin en 1970, quel long marathon pour un milliard et quatre cents millions d’hommes et femmes qui cherchent toujours une meilleure vie et un espace de liberté plus grand. Peut-on les aider dans ces aspirations en les offensant, en perturbant partout le cheminement de la torche (et demain peut-être les Jeux proprement dits), en ciblant les porteurs de la flamme comme Jin Jing et les autres ? Va-t-on ainsi aider à la cause des libertés en Chine ?

Je crois qu’en attaquant de la sorte les Jeux dont les Chinois sont si fiers (indépendamment des sentiments qu’ils nourrissent à propos de leur gouvernement), on risque de renforcer exactement ceux qui prêchent une politique d’isolation nationaliste. Les manifestations anti-Français de ces derniers jours ont déjà montré ce danger. La fièvre anti-occidentale de nombreux jeunes chinois était certes tolérée, mais elle était de toute apparence authentique. Et ce seront eux qui dirigeront un jour la Chine.

Pardonnez-moi ce petit complément au Complément d’enquête.

 

 

 

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