Vivre sans Internet

Vivre sans Internet

Échos de la francophonie

La chronique de Dénes Baracs

L’idée est bizarre, mais j’ai une excuse: elle n’est pas la mienne. Vous vous rappelez peut-être, il y a quelques années j’étais encore choqué par la toile. Pour le journaliste classique que j’était, armé de crayons, de stylos, de téléphone, de machine à écrire etc., ce monde insaisissable et omniprésent des surfeurs du web me semblait trop jeune, trop étrange, trop rapide, trop omniscient, hé oui, trop dangereux. (Et il l’est encore, ou bien il le devient de plus en plus, mais pa-rallèlement il offre toujours plus de possibilités).

J'avoue que je préfère toujours le journal imprimé et je regarde la télé plutôt dans le salon que sur l’écran de mon ordinateur portable - mais l’Internet a déjà tissé sa toile dans ma vie et dans mon appartement. Si mon ordinateur tombe en panne, je suis vraiment embêté.

L’idée de "revivre les temps d’antan", quand toute cette panoplie de la toile n’existait pas encore, vient d’une journaliste française. Camille Polloni, du site des Inrocks, a tenté l’expérience et j’ai lu avec intérêt la chronique de cette journée particulière. Son approche est différente parce qu’elle a appris son métier avec le web et ne l’a jamais pratiqué sans. D’ordinaire, elle vit toute la journée avec des onglets ouverts, elle suit l’actu sur Netvibes, elle utilise Gmail, Outlook, Twitter et toute une série de réseaux sociaux sur le net tels que Facebook et Friendfeed. Mais cette fois elle a pris une décision draconienne: du lever à la publication de son article, pas d’Internet. Ni pour l’actualité, ni pour regarder ses emails, ni pour rechercher des contacts, ni pour se documenter. Petites constatations: le matin, elle a dû chercher des piles à mettre dans son poste de radio, muet depuis un certain temps – parce que d’habitude elle écoutait directement France Info sur son ordinateur. Sans web, elle a dû acheter tous les quotidiens nationaux – heureuse surprise pour le marchand de journaux du coin. À la rédaction, elle devait expliquer à ses partenaires qu’elle ne pouvait recevoir des mails, ceux qui voulaient la contacter devaient lui téléphoner ou venir la voir. Armée de son seul répertoire, Camille a ensuite contacté ses connaissances dans différents journaux pour accéder aux “vétérans”. Elle a appris de certains que, dans leurs rédactions d’antan, il y avaient de gros services de documentation avec des dossiers épais qu’on pouvait consulter pour préparer un papier. On lui parla aussi de SVP, ce service téléphonique sur abonnement auquel on pouvait poser des questions: ils cherchaient les réponses et rappelaient avec le résultat. Et dans ces temps “antitoiliens” on utilisait beaucoup plus le fax et le réseau… de bibliothèques. Un autre collègue lui rappela aussi les téléscripteurs, d’où les rouleaux de papier se déroulaient et toutes les dépêches AFP et Reuters s’imprimaient. On coupait les dépêches, on les regardait et les mettait dans les bannettes, par catégorie: politique, économie, faits-divers, etc. Et Camille ne parlait que des temps récents, lorsque les ordinateurs existaient certes déjà mais ne servait qu’à taper les articles.

J’aurais pu enrichir la chronique de la journaliste française avec mes expériences – correspondant à Paris, par exemple, je devais mettre le téléscripteur de l’AFP dans un placard il y a 30 ans, tellement il était bruyant. Et il m’arrivait d’aller dans les rédactions pour faire des recherches dans leur documentation, etc. Tout cela appartient dorénavant au passé. Mais attendons encore un peu et la chronique de Camille Polloni deviendra une source aussi révélatrice que le récit de Balzac Les

illusions perdues sur les conditions de travail de la presse parisienne. Parce que je dois vous avouer qu'avec le temps, il devient toujours plus mystérieux à moi aussi de comprendre comment nous pouvions faire notre travail sans la toile ou, tout simplement, vivre sans Internet. Mais vu la rapidité de l’expansion et de la transformation du web, une autre question, plus délicate encore, se profile à l’horizon: comment vivre avec?

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